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lundi 16 juillet 2007

La deuxième indépendance

Il est trop facile de parler de « laideur » devant des oeuvres qui nous dévoilent notre face cachée. Là où des civilisations et leurs valeurs esthétiques ont fait un travail qui a bousculé la partie dite sauvage de l'homme, Freud, Picasso, Stravinsky, Césaire ont plutôt insisté sur les pulsions réprimées par des morales séculaires contraignantes. L'art annonce des libertés plus sûres. Des « Demoiselles d'Avignon » à « Cahier du retour au pays natal », l'esthétique a changé de camp.

Par Pierre ClitandreCette année la « Fête de la Sculpture » a pris des dimensions surprenantes. Les organisateurs de cette activité culturelle annuelle n'ont pas hésité à se ruer sur les brancards de la tradition dite classique pour nous révéler l'existence d'un univers particulier que des sculpteurs allemands, brésiliens, croates et haïtiens ont le courage et l'audace de nous présenter.



Comme pour nous sortir du trompe-l'oeil d'un Rodin ou d'une Camille Claudel (bien qu'à ce niveau, déjà, la sculpture prenait une certaine liberté dans l'aspect non fini des formes), la Fokal et l'Institut français d'Haïti nous ont fait circuler entre des silhouettes d'un monde en délabrement avancé. L'art de la récupération d'objets usés, d'autres diraient l'esthétique de la putréfaction, n'a jamais atteint des dimensions si dramatiques.

Catharina Barich de l'Allemagne, Tania Stanic de la Croatie, Arjan Martin du Brésil et une dizaine de sculpteurs contemporains haïtiens ont révélé la ville à elle-même et l'homme à ses contraintes. Si avec Lionel St-Eloi nous sommes encore proches de la mythologie et de la métamorphose végétale, si ce sculpteur de Carrefour-Feuilles s'attache toujours à l'aspect longiligne qui rappellerait Brancusi ou Giacometti, Masson, Joseph Delpé, Celeur, Guyodo, Bazile Ronald, Falaise Péralte, pour leur part, ne travaillent pas dans la nuance d'un matériel élégant. Ces derniers changent notre perception de l'esthétique. Ils portent aussi le spectateur ahuri à mieux se connaître et à voir son environnement comme il est. Pour mieux l'exorciser.Il est trop facile de parler de « laideur » devant des oeuvres qui nous dévoilent notre face cachée. Là où des civilisations et leurs valeurs esthétiques ont fait un patient travail qui a repoussé dans les tiroirs intérieurs jamais visités la partie dite sauvage de l'homme, Freud avec la psychanalyse, Picasso par les masques africains, Césaire et la nouvelle prosodie moderne, Stravinsky et la dodécaphonie ont plutôt insisté sur des pulsions réprimées par des morales contraignantes. L'art annonce des libertés plus sûres... De Picasso à Césaire, l'esthétique a changé de camp.

Fascisme et art dégénéréLes sculptures présentées à l'Institut français et à la Fokal, avec le soutien de l'ambassade du Brésil, nous poussent inexorablement à regarder du coté du lent travail destructeur de l'homme et de son environnement. Non pas dans une perspective de culpabilité. Mais vers une approche plus sincère pour dire que l'ange qui dort sous des eaux calmes cache souvent un démon dont il faut aussi montrer la chaotique beauté.Et nous voilà bousculés dans un univers de ressorts brisés, de clous agressifs, de déchets industriels, de ventilateurs rouillés, de sexes proéminents, de visages dévorés par de sombres extases. Toute une lugubre machinerie qui traduit le sadisme, le fétichisme, l'envoûtement, une diablerie baroque de personnages chtoniens subitement figés entre le désastre et l'apocalypse.

Les jardins de l'Institut français d'Haïti dans leur décor naturel du XIXe siècle ont un peu juré d'avec la modernité sulfureuse de ces totems d'un monde en mutation. Par contre, la cour de la Fokal avec son architecture à la Beaubourg s'adapte mieux à la présentation de cette grande orthopédie collective et à l'ingérence subite du minimalisme électronique dans l'imaginaire merveilleux du caribéen.Souliers de femmes probablement mortes, poupées poussiéreuses sorties de quelque vieux dépôt , lampes à pétrole exhibées à côté de branlements sexuels montrés en spectacle, le fétichisme, la magie, l'envoûtement, le cauchemar et l'hallucination sont dans les moindres détails de ces oeuvres ténébreuses et ubuesques.Guyodo fait voir des estropiés d'hôpitaux, des os brisés, des chaises roulantes figées et l'éblouissement métallique d'un monde médical douloureusement aseptisé. Joseph Delpé présente un deuil aquatique entre le cercueil et la barque. Il y a de l'acte anthropophage suggéré dans ces croisements de fourchettes et de couteaux. Celeur déforme les visages et ses personnages, enchâssés dans des débris hétéroclites, captifs d'une force inconnue.


On se demande si, dans un système politique orthodoxe, ces oeuvres ne seraient-elles pas reléguées au musée des horreurs ou considérées comme de l'art dégénéré élaboré par une troublante maladie. Suivant une conception théorique qui a fait son temps, on dirait que ces sculptures annoncent l'arrivée d'un « fascisme ethnologique ancien »...L'art contemporain a contourné ces données idéologiques. La démocratie autorise une liberté individuelle de l'expression créatrice qui permet aux sciences de mieux connaître l'homme. Depuis les paysages tourmentés de Van Gogh passant par « Le cri » d'Eward Munch, on a mieux compris sur le plan médical, le tempérament artistique et l'univers de la schizophrénie des créateurs.
Chaos et harmonie

La troisième édition de « Fête de la Sculpture » suggère que les douloureuses crucifixions s'accompagnent toujours de réjouissantes renaissances. On traverse le feu pour être autrement. Le kanzo a accès à un savoir qui ordonne. C'est ce que nous apprend Celeur sur la cour de la Fokal.On dirait que les « stabiles » totémiques de quelque vampirique cérémonie sortent du chaos par leur propre mutation interne et accèdent, pour l'harmonie universelle attendue, vers des circularités mobiles plus généreuses. Il y a une beauté cosmique semblable au mouvement de fête d'une limousine de noce dans ces agencements de pneus qui trouvent leur équilibre dans l'anonymat de l'abstraction. Leur mobilité relie le spectateur à l'ordre originel. Leur aspect ludique et urbain remplace les tenailles dantesques de la captivité. Et ce n'est pas l'enfance que l'être retrouve dans le rythme de ces sphères. C'est une expression adulte du partage, de la sagesse, de la générosité, du don individuel et collectif. Allez-y pour prendre votre part de clarté et d'harmonie !

Sur la cour de la Fokal s'articule, dans la patience, une sortie du ténébreux pour une entrée dans la lumière qui initie notre histoire collective de la douleur à la paix. L'homme de la caverne doit vaincre son ombre, le tenace adversaire. La morale à tirer de cette exposition c'est que « la condition humaine » est faite d'ombre et de lumière. Il faut accepter avec lucidité notre part d'ombre. C'est elle, d'ailleurs, qui conduira plus sûrement vers notre « deuxième indépendance ». Elle sera un exorcisme culturel. Ou ne sera pas.

Commissaires d'exposition
Nario Benjamin
Michèle Alfred
Reynald Lally

Artistes
Catharina Brich (Allemagne)
Tania Stanic (Croatie)
Arjan Martin (Brésil)
Lionel St-Eloi (Haïti)
Jorès Fils-Aimé (Haïti)
Eugène André (Haïti)
Jean-Héradd Céleur (Haïti)
Frantz Jacques dit Guyodo (Haïti)
Bazile Ronald dit Cheby (Haïti)
Maxence Denis (Haïti)
Nasson (Haïti)
Joseph Delpé (Haïti)
Falaise Péralte (Haïti)

Pierre Clitandre

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