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vendredi 5 mars 2010

Chronique : Haïti : paroles de survivants, par Jean-Pierre Langellier

 

LE MONDE | 03.03.10 | 13h40  •  Mis à jour le 04.03.10 | 08h17

Face au désastre, certains mots retrouvent, dans certaines bouches, une puissance inattendue. A Port-au-Prince, une mère de famille de 40 ans, qui se prénomme Samedi, comme le jour où elle est née, évoque le tremblement de terre du 12 janvier. Et, le regard fixe, où brille encore un éclat de stupeur, elle dit lentement, avec douceur, et en détachant chaque syllabe : "Pour moi, ce fut un é-vé-ne-ment."

Samedi fait partie des quelque 20 000 sinistrés qui campent depuis près de deux mois sur le Champ-de-Mars, devant le palais présidentiel en ruine, au centre de la capitale. L'esplanade, où se dressent les statues des pères fondateurs d'Haïti, est noyée sous un océan d'abris, faits de bric et de broc : tôle ondulée, toiles de tente, bâches, carrés de plastique, couvertures. On y a installé des latrines portables de chantier et deux stations d'eau potable.

Samedi et sa fille, Jessica, 18 ans, se demandent : "Qu'est-ce qu'on va faire demain ?" Pas question pour la mère et ses quatre enfants de retourner dans leur maison, qui est "fêlée". Marie-Violaine, 45 ans, "habite" juste à côté. Assise sur un tabouret, elle épluche une patate douce. Sa famille, dit-elle, n'a reçu jusqu'à présent aucune nourriture.

"Venez voir ma maison", insiste-t-elle. Un capharnaüm en toile de quatre mètres sur quatre, où trône un grand matelas entouré d'un fatras de vêtements et les menus objets de la vie quotidienne qu'elle a pu récupérer. Ici dorment chaque nuit la mère et dix de ses onze enfants. L'aîné, 22 ans, qui travaille comme tailleur, a pu trouver un autre toit.

Un autre fils, Auguste, 17 ans, veut partir. Aller en France : "J'ai ça dans la tête, depuis longtemps." Mais il est encore mineur. Et surtout il n'a plus, s'inquiète-t-il, de papiers d'identité : "Il faut que je retrouve mon acte de naissance", répète-t-il obstinément. En attendant, il tue le temps, une pelote de fil blanc à la main. Il en distribue des bouts aux gamins amateurs de cerfs-volants. Une petite soeur, Valérie, ne quitte pas son cartable. Son école est détruite et nul ne sait quand la classe reprendra.

Faustin Caille, 51 ans, journaliste depuis 2004 au service d'information de la Mission de stabilisation de l'ONU (Minustah), a eu plus de chance. Sa maison, dans le quartier Delmas, est apparemment intacte. Mais, pour l'instant, il préfère dormir dans la cour, où il a dressé une tente : "Il m'arrive encore de sentir la terre trembler, et pourtant il ne se passe rien."

Il n'en revient toujours pas d'en être sorti vivant, alors que l'écroulement du bâtiment voisin, au QG de l'ONU, a fait de nombreuses victimes. Que pense-t-il de l'aide humanitaire ? "Au début, c'était la pagaille. Ça s'améliore. Mais lors des distributions, ce sont souvent les plus forts physiquement qui sont les mieux servis. On ne sait pas vraiment qui coordonne l'aide. En fait, chacun se coordonne soi-même."

Faustin affronte un dilemme : rester à Haïti ou rejoindre sa femme et ses deux enfants installés à Montréal. "Délaisser sa famille ou son pays. C'est un choix kafkaïen", soupire cet ancien professeur de relations internationales, formé à Paris.

Dans le quartier de Tabarre, une trentaine de "déblayeurs" arrivent sur leur chantier, un centre commercial en grande partie effondré. Il abritait notamment un hôtel, une étude de notaire, une auto-école et une radio locale. Selon les voisins, le séisme n'y a fait "que" trois morts. La petite maison contiguë, avec ses jolies bougainvillées, est totalement indemne.

Pelle ou râteau à la main, ces ouvriers temporaires arborent un tee-shirt bleu ciel frappé d'un mot d'ordre en créole affirmant leur volonté de "garder Tabarre propre". Certains portent un masque pour les protéger de la poussière. L'un deux, Dona Fresnel, 26 ans fait partie du gros million de sans-abri. Le 12 janvier, dit-il, "ma maison s'est cassée. Elle a tué ma petite soeur de 6 ans, Katia".

Dona est chômeur. Il est content d'avoir trouvé ce modeste travail, fourni par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Pour six heures de nettoyage quotidien, il recevra 180 gourdes - environ 3 euros -, soit un peu plus que le salaire minimum. Il ira chercher sa paie, deux fois par mois, au commissariat de police du quartier.

Espera Edwigt, 23 ans, gagne infiniment mieux sa vie : 315 euros, sécurité de l'emploi à la clé. Il est interprète pour Viva Rio, une ONG brésilienne qui anime des programmes sociaux et culturels dans le quartier de Bel Air pour y rétablir la paix entre les bandes armées. Il parle quatre langues et a appris le portugais en trois mois. "Avant, j'ai connu quelques difficultés dans la vie", avoue-t-il pudiquement, sans vouloir en dire plus.

Jean-Elisée, 13 ans, est également interprète. Pour le compte du bataillon brésilien de l'ONU. Haut comme trois mangues et sérieux comme un pape, il porte le maillot des Corinthians de São Paulo, l'équipe de Ronaldo, et dresse le pouce en l'air, à la brésilienne, pour dire que tout va bien pour lui.

Pourquoi cette catastrophe ? Est-ce un "jugement de Dieu ?", demandait la très chrétienne Samedi sur le Champ-de-Mars. Avant d'ajouter en souriant : "Après tout, nous n'avons pas plus péché que Sodome et Gomorrhe."


Courriel : langellier@lemonde.fr.

Jean-Pierre Langellier

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