Google

mardi 15 mars 2011

Dans la magie du carnaval d'Haïti

Benjamin Fernandez
Jacmel, située seulement à 40 km de Port au Prince, mais protégée de la folle conurbation de la capitale par un froissement de montagnes, est connue pour sa douceur de vivre, pour ses habitants bavards et affables, mais aussi et surtout pour son carnaval insolite. Retour sur cette première effervescence festive après le deuil du séisme.
"C'est la culture qui sauvera Haïti", René Depestre, Encore une mer à traverser.
"J'ai seul la clé de cette parade sauvage", Rimbaud, Les Illumminations.
Benjamin Fernandez
Loin de la poussière et de la cohue de la capitale, cette petite ville de 10 000 habitants nichée au creux d'une vallée qui plonge dans la Caraïbe reçoit chaque année le carnaval national. Dramatiquement touchée par le séisme du 12 janvier 2010, elle accueillait jusqu'au mardi gras (le 8 mars) le premier carnaval depuis le séisme.
En dépit des protestations de la part de ceux qui considèrent indécent de célébrer dans un pays ou des centaines de milliers de personnes ont perdu la vie ou sont encore dans des abris de fortune, les artisans et musiciens jacméliens ont rivalisé de talent pour offrir aux habitants un spectacle à la hauteur des attentes après une année de terribles efforts, de peines et de deuil. L'énergie et la splendeur du carnaval ont toujours été la mesure de la souffrance et de la frustration endurées. L'année du séisme a été la seule année ou le carnaval n'a pu être célébré. A une semaine des élections et alors que les anciens fantômes de l'histoire (Duvalier et Aristide) reviennent hanter le présent et assombrir l'avenir, le carnaval promettait une échappée plus belle et plus forte que jamais.
Car le carnaval est une respiration - l'expiration et l'inspiration de ce pays qui a traversé deux siècles d'épreuves, de l'esclavage aux catastrophes naturelles en passant par les pires dictatures du continent et la destruction de son industrie agricole sous la lame de la mondialisation libérale.
Loin des images dégradantes et les discours médiatiques qui répandent la rhétorique de la fatalité et de la faute d'un "pays maudit" - les figures carnavalesques incarnent une combativité incandescente, un rêve indestructible qui maintient un peuple debout, la solidarité et l'inventivité quotidienne qui a permis à ce pays de se montrer insubmersible.
Un carnaval créole et vaudou dans le véritable sens de ces mots, puisqu'il est le rituel collectif où ce peuple dont les origines sont perdues dans une Afrique oubliée vient réimaginer et recréer ses racines, en les tressant dans le grand "métier à métisser", par lequel le poète et romancier jacmélien René Depestre désignait la culture haïtienne.
Les artisans, qui confectionnent depuis des mois leurs masques et costumes, donnent vie à un curieux bestiaire : dans les rues se déversent, comme sortis du miroir brisé, des démons rougeoyants, qui incarnent selon les interprétations le malin Lucifer ou le puissant esprit vaudou Ogun Feray, maître du feu et de la guerre. Il n'est pas rare de le voir lutter contre un ange bleu sous les cris des enfants. Les Barons samedis, squelettes élégants aux chapeaux haut-de-forme, gardiens des cimetières qui appartiennent à la famille des guédés, ces esprits tourmenteurs, défilent et assènent en cadence des coups de chapeau sur la tête du spectateur distrait. Des zombis, monstres multicolores, dragons fumants, félins et autres mammifères de la savane lointaine, oiseaux tropicaux depuis longtemps disparus, et même un jardin de fruits et légumes géants…
Comme si le carnaval ressuscitait en rêve un passé imaginaire, ou rêvait éveillé les désirs qui irriguent un présent sans horizon, mettant au grand jour la psyché collective en spirale d'un peuple dont la vitalité et la résistante tiennent à cette créativité déchaînée, ce peuple "né d'une fiction", comme le confie le romancier Gary Victor, condamné à inventer ce qu'il est dans une narrativité effrénée.
Des scènes de rues aux quatre coins de la ville mêlent l'histoire aux légendes du pays. L'on y rencontre les terrifiants "lanceurs de corde", hordes de jeunes gens enduits de siro, mélasse visqueuse d'un noir pétrole, qui encerclent les jeunes filles coquettement apprêtées pour l'événement. Ils rendent hommage aux "Nègres bossals", ces jeunes africains fraîchement débarqués des calles crasseuses des négriers, triés parmi les plus résistants, "beaux et sales". Et font claquer les fouets de leurs anciens maîtres pour que résonne encore deux siècles après le son de la révolte. Car dans le carnaval se rejoue l'histoire, la libération, la dignité d'un peuple devenu par ses seules forces, sujet de son histoire.
Les chaloska, en uniformes de soldats et aux mâchoires carnassières, du nom du colonel Charles Oscar Etienne qui fit régner la terreur sur la région au commencement du XXe siècle, rappellent avec humour la longue lignée des dictateurs militaires et autres macoutes qui marquèrent la tragique histoire d'Haïti. Chaque année apparaissent sur les masques, les allégories des problèmes endurés par le pays, avec humour et parfois crudité. Cette année figuraient Duvalier et Aristide, les dictateurs qui reviennent hanter l'actualité, le séisme et même le choléra. Des prédateurs aux couleurs de l'Oncle Sam et des autres pays qui occupent le territoire sous les couleurs de la communauté internationale.
Une manière de faire "tomber les masques" et les peurs laissées par le tremblement de terre. C'est bien la vertu cathartique du carnaval, qui est d'exorciser les peurs, faire face aux démons d'hier et d'aujourd'hui.
Quand le crépuscule verse sa lumière orangée et que la fraîcheur du soir adoucit l'air alourdi d'humidité, retentissent aux quatre coins de la ville les bandapiés, fanfares de rues qui arpentent les rues suivies des cohortes de partisans, aux rythmes des percussions empruntées aux rites vaudous et au son des konè, cylindres de fer monotoniques qui se succèdent dans une symphonie lancinante. Puis une fois la nuit tombée, s'engagent dans la grande rue les chars colossaux, montés sur des camions et bardés d'immenses enceintes, sur lesquels trônent les "jazz" (groupes) qui se disputent chaque année la popularité, fendant une foule compacte et exaltée.
La tradition veut que s'affrontent à coups de décibels et d'acclamations le jazz du haut de la ville et celui du bas : les "Invincibles" et les "Jouvenceaux". Mais depuis plusieurs années, les célébrités locales ont dû céder de l'espace aux groupes de la capitale qui s'imposent dans une escalade de publicités, et se taillent la part du lion dans le budget attribué aux artistes par l'Etat et la ville. Les meringues populaires (chansons de carnaval) laissent place aux musiques à la mode diffusées à la télévision, aux slogans publicitaires ou électoraux. Les compagnies de téléphone mobile sont omniprésentes et donnent leur couleur à la fête nocturne. Beaucoup regrettent que la tradition ne cède au goût touristique des riches Port au Princiens.
Aussi regrettable qu'elle puisse paraître, cette évolution témoigne de la réalité haïtienne et d'un des caractères incontournables de la culture du pays : celui de l'exclusion, des inégalités sociales abyssales et les disparités géographiques qui viennent souvent gâcher la fête et neutraliser la fantastique vitalité que le peuple tient de son histoire révolutionnaire, de ses origines métissées et de son caractère insubmersible. Il demeure que le carnaval est une des plus fantastiques fenêtres pour approcher le mystère déroutant et fascinant qui entoure Haïti, pour nourrir un regard inédit sur ce qui fait sa force et certainement la ressource de son avenir à construire : sa culture résolument créatrice.
http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=9996

Aucun commentaire: