Fidèles en transe, bras tendus et mains ouvertes vers le ciel, regards extatiques embués de larmes, sanglots et cris d'allégresse... Quiconque a assisté en Haïti, sous une basse voûte de ciment gris ou dans la touffeur d'un temple de toile, à un office évangélique sait ce que ferveur veut dire. Bien sûr, les catholiques romains prient eux aussi avec leur corps. Mais telle une métaphore de pierre rose pâle et blanc cassé aux tours décapitées, la cathédrale Notre-Dame de Port-au-Prince, dévastée par le terrible tremblement de terre du 12 janvier 2010, trahit de lézardes en éboulis les doutes d'une communauté déclinante que bouscule l'essor des "sectes" protestantes. Et qui, avec les décès de l'archevêque Joseph-Serge Miot et d'une centaine de prêtres, séminaristes ou religieux, a payé au cataclysme un tribut écrasant.
Depuis peu, le troupeau des baptistes, pentecôtistes, adventistes ou méthodistes devance en nombre celui des "cathos". Jusqu'alors, on accordait à ces derniers une majorité oscillant selon les études entre 50% et 75%. "C'est désormais du 40-60, avance Jean-Claude Bajeux, directeur exécutif du Centre oecuménique des droits humains. Pas un quartier n'échappe au phénomène." Le soir venu, Mgr Bernardito Auza, le nonce apostolique venu des Philippines, entend monter les "alléluias!" vers sa résidence paisible et verdoyante, perchée sur les hauteurs de la capitale.
Un afflux missionnaire intense et continu
L'irruption de ces Eglises ne date pas d'hier. Les pionniers ont pris pied sur l'île d'Hispaniola dans le sillage de l'envahisseur américain, dès 1915. "Il s'agissait pour l'occupant de contrer l'influence religieuse et culturelle de la France, ancienne puissance coloniale", précise un historien. Reste que le séisme - 250 000 morts, plus de 1 million de déplacés - a amplifié l'offensive évangélique. En ces temps propices aux prêches millénaristes, le prosélytisme des missionnaires américains, accourus de toute la Bible Belt qui s'étire du Texas aux deux Carolines, a trouvé dans les ruelles fangeuses des camps de sinistrés un terreau fertile. D'autant que la plupart d'entre eux, pourvus de moyens enviables, débarquèrent sous la bannière d'ONG caritatives, à la faveur d'un intense pont aérien qui, au grand dam des agences humanitaires internationales, eut tôt fait de saturer l'aéroport Toussaint-Louverture. Depuis, le flot ne s'est jamais tari. "Il nous fournit la moitié de nos passagers", confiait voilà peu à un prélat le directeur local de la compagnie American Airlines.
Un tel afflux ne va pas sans couacs. Haïti a ainsi connu, avec l'épopée avortée de dix baptistes arrêtés pour "rapts d'enfants", son Arche de Zoé. Et un dignitaire catholique stigmatise la "charité conditionnelle" et le "chantage à la conversion" pratiqué çà et là. "Parfois, déplore-t-il, l'école n'est gratuite que pour les enfants dont les parents ont rallié la communauté." Patente dans l'univers scolaire - neuf établissements sur dix sont privés - la faillite de l'Etat a ouvert un boulevard à l'enseignement confessionnel. Et il arrive que la cupidité s'en mêle. "Récemment, soupire-t-on à la nonciature, un prédicteur haïtien a mis en vente son petit temple, fidèles compris."
Sur le registre de l'opportunisme, les zélotes made in USA ont trouvé leurs maîtres: les scientologues et leurs "ministres volontaires", acheminés dès janvier par l'acteur John Travolta aux commandes de son Boeing 707. Comme au lendemain du tsunami indonésien ou de l'ouragan Katrina, les adeptes de Ron Hubbard ont fait ici leur miel du désarroi des corps et des âmes.
"Leur légèreté facilite l'implantation des confessions évangéliques dans le tissus urbain", souligne le sociologue haïtien Laënnec Hurbon.
La profonde religiosité du peuple haïtien se lit, en créole comme en français, jusque sur les enseignes des boutiques et les flancs des taps-taps, taxis collectifs bariolés. Au choix: Kris Kapab - Christ tout-puissant; Mesi Jezi - Merci Jésus; Dieu seul juge; Psaume 37 ou Le Secours de l'Eternel. "Les Haïtiens, insiste Mgr Auza, aiment les liturgies dansées, chantées, voire criées sur un mode très émotionnel. Ici, une messe d'ordination peut durer cinq bonnes heures." Lors du premier tour de l'élection présidentielle, le 28 novembre, deux candidats, dont un pasteur, invoquaient sur leurs affiches le soutien du Très-Haut. Sur une telle terre de mission, divers facteurs se conjuguent pour éclairer la percée de la nébuleuse protestante.
On peut être catho aujourd'hui et baptiste le mois prochain. Ou fréquenter la même semaine la cathédrale et le temple vaudou
"D'abord, l'exode rural, souligne le sociologue Laënnec Hurbon, directeur de recherche au CNRS. Souples, légères, les confessions évangéliques s'implantent aisément dans le tissu urbain, bidonvilles compris. Bien plus que l'Eglise catholique, aux structures paroissiales rigides." Autre donnée, l'extraordinaire fluidité de la pratique religieuse. "On peut être catho aujourd'hui et baptiste le mois prochain, admet un archevêque. Ou fréquenter la même semaine la cathédrale et le temple vaudou." Culte hérité des esclaves venus jadis du Dahomey - l'actuel Bénin - et de la Gold Coast - le futur Ghana - le vaudou, que les puristes orthographient vodou, imprègne puissamment la psyché haïtienne. "Je connais des hougans - grands prêtres - qui vont à la messe et respectent la figure de Jésus-Christ", raconte un historien des religions. "On dit souvent, s'amuse en écho le nonce apostolique, que les Haïtiens sont à 100 % chrétiens et à 110 % vaudouisants."
"L'Eglise a mis de l'eau dans son vin de messe"
Des siècles durant, du XVIIIe aux années 1950, l'Eglise catholique et romaine afficha envers ces rituels "païens", voire "sataniques", une implacable hostilité. Aversion tenace et teintée de mépris social - la foi de l'élite nantie contre les frustes croyances des masses miséreuses - qui inspirera encore la violente "campagne antisuperstitieuse" déclenchée au lendemain de la chute, en 1986 de "Bébé Doc", l'héritier de la sinistre dynastie Duvalier. "Mais elle a mis pas mal d'eau dans son vin de messe", nuance un croyant libéral. De fait, les évangéliques ont endossé depuis la bure des persécuteurs.
Fin février, une poignée de pasteurs ont ainsi caillassé une assemblée vaudoue au coeur du bidonville de Cité-Soleil. Quitte à puiser dans un gisement baroque de fantasmes, où l'effrayant zombie côtoie le sorcier ou la poupée hérissée d'aiguilles, eux et leurs ouailles accusent les disciples des loas - les très humaines divinités du panthéon vaudou - d'avoir déchaîné le courroux céleste, donc causé le séisme du 12 janvier, tenu pour un châtiment de Dieu. En retour, maints vaudouisants, infiniment attachés au respect des défunts, imputent le désastre à l'affront infligé à Jean-Jacques Dessalines, héros de la lutte contre l'occupant français disparu en 1806, qui ne reçut jamais de sépulture décente...
La légion missionnaire évangélique tire aussi profit de la perte d'audience d'une Eglise catholique affaiblie par ses compromissions politiques passées et ses déchirements internes. Lesquels doivent beaucoup - singulier paradoxe - à l'élection à la présidence, voilà vingt ans, d'un prêtre salésien indocile et déroutant, Jean-Bertrand Aristide. Certes, cet adepte de la théologie de la libération, bientôt renversé par un coup d'Etat militaire, consentit à quitter le sacerdoce en 1994, peu après avoir regagné le Palais national dans les fourgons de l'armée américaine. Mais le mal était fait: égarée par l'antipathie que lui inspirait "Titid", la hiérarchie épiscopale en vint à pactiser avec les putschistes galonnés. A l'exception notable de rares évêques francs-tireurs, tels Willy Romélus (Jérémie) et Hubert Constant (Fort-Liberté). Le Vatican sera même le seul Etat au monde à reconnaître le président potiche, installé par la junte du général Raoul Cédras.
Corentin Fohlen/Fedephoto pour L'Express Entre toiles de tente et éboulis, les adeptes de l'Eglise de Dieu de la rue du Centre implorent le Très-Haut aux abords d'un temple dévasté. |
Dans un pays où les "Ti Kominote Legliz" - les communautés ecclésiales de base - s'efforcent d'alléger le fardeau des plus humbles, une telle collusion laissera des traces. Soyons clairs: assiégée par les prosélytes évangéliques, l'Eglise d'Haïti peine à trouver la parade. "Certes, concède Laënnec Hurbon, l'universitaire qui ausculte depuis des lustres les rapports entre religion, culture et politique, des efforts ont été accomplis pour assouplir la liturgie et la rapprocher du peuple. Le créole est employé massivement. Et le mouvement charismatique accroît la visibilité du catholicisme par le recours au jeûne et, lors des offices, au témoignage public, au chant ou à la musique. Mieux, le tambour, instrument emblématique du rituel vaudou, est entré dans les églises. Pour autant, l'institution n'a pas vraiment de plan de bataille."
Pour un peu, Mgr Bernardito Auza, l'envoyé de Rome, souscrirait à un tel constat. S'il déplore l'"agressivité" des pentecôtistes et leur zèle tonitruant, le prélat philippin regrette plus encore le manque d'ardeur des brebis catholiques et de leurs bergers. "Il y a certes des vocations, observe-t-il, mais elles sont souvent trop détachées du monde tel qu'il est et de la réalité sociale. En un mot trop occidentales, trop cérébrales. De plus, il n'est pas rare que tel ou tel prêtre reste réfractaire aux directives pastorales." Si elle ébranle l'édifice romain, la fougue évangélique aura au moins eu le mérite de réveiller une communauté guettée par l'apathie.
Il faudra bien cela pour que la cathédrale Notre-Dame de Port-au-Prince retrouve ses couleurs et son assise.
http://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique/haiti-terre-de-missions_947310.html
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