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lundi 21 juin 2010

En Haïti, l'action des ONG chasse les médecins locaux

Entretien avec Michel Théard, médecin cardiologue à Port-au-Prince «Que le remède ne tue pas les médecins». Tel est le titre d’un article publié le 3 mars 2010 par le quotidien haïtien Le Nouvelliste. Dans ce texte disponible ici, le Dr Michel Théard, cardiologue à Port-au-Prince, s’interrogeait sur l’avenir des médecins haïtiens du secteur privé, face au déploiement massif de l’aide internationale qui fournit gratuitement des soins auparavant payants. Pour Michel Théard, cette situation était d'autant plus inquiétante qu’elle pourrait inciter les étudiants et les jeunes médecins à quitter le pays, au moment où Haïti a le plus besoin d’eux. D’après le cardiologue, «les médecins étrangers sont venus en grand nombre et avec tellement de matériels gratuits qu'un orthopédiste ou un chirurgien haïtien ne trouve plus de place pour travailler et n'a pratiquement plus rien à faire.» Plus de quatre mois après le tremblement de terre qui a ravagé Haïti, où en est-on ? Entretien avec Michel Théard.
Oilivier Falhun : Depuis la parution de cet article dans le Nouvelliste, vos inquiétudes se sont-elles dissipées ?
Hélas non! Notre système de santé est totalement déstabilisé et à l’agonie. Dehors, tout est gratuit grâce aux ONG. Les hôpitaux qui ont pu rester ouverts fonctionnent à perte malgré des mesures drastiques de réduction de personnel, de diminution des services offerts et de gestion "à l’économie". Ils n’ont pas les moyens d’effectuer les réparations des immeubles endommagés par le séisme, encore moins d’acheter de nouveaux équipements pour remplacer ceux détruits lors du séisme. D’autres ont fermé leurs portes. Aucun hôpital n’est indemne, quelques-uns sont totalement détruits.
Plus de trente médecins du secteur privé sont morts pendant le tremblement de terre, dans une ville de Port-au-Prince qui en manquait déjà. Ceux qui ont survécu sont partis au Canada ou aux États-Unis pour exercer un autre métier (souvent infirmier). Il s’agit surtout de jeunes médecins. D’autres continuent d’exercer dans leur cabinet avec des salles d’attente désespérément vides. Les plus chanceux ont trouvé un poste dans une ONG. Le personnel soignant, au chômage forcé, se recycle ailleurs. Les étudiants en médecine (deux universités sur quatre ont été détruites) ne savent plus où aller. Quant aux promesses de l’Etat, elles n’ont pour l’instant débouché sur rien de concret...

Quels sont les secteurs d’activités les plus affectés ?
Les médecins les plus atteints sont les chirurgiens, les orthopédistes et les gynéco-obstétriciens. Ces spécialités sont celles qui sont en grande majorité présentes dans les ONG. Il n’y a plus de travail pour un chirurgien haïtien, quel que soit son niveau de compétence. Un des meilleurs chirurgiens que je connais en Haïti ne fait pas plus de deux opérations payantes par mois depuis le séisme, c’est intolérable. Il a une famille, des obligations, etc. Je reste convaincu que les ONG (dont la qualité des soins n’est pas irréprochable) auraient dû faire une petite étude des lieux une fois passée la phase d’urgence, et proposer à ces brillants chirurgiens, orthopédistes ou gynéco-obstétriciens un partenariat. Cela reviendrait moins cher à l’ONG et résoudrait des situations terribles observées dans des familles déjà éprouvées. L’autre secteur le plus touché est celui des jeunes médecins qui n’avaient pas encore de clientèle établie: ils ne travaillent pas non plus. Cinq mois après, le système d’assurance santé qui avait suspendu ses services se remet seulement à fonctionner, cela représente également un gros manque à gagner pour le secteur habitué à travailler avec ces assurances.
Les acteurs de secours internationaux sont-ils sensibles à cette situation ?
A mon avis: oui. Ils ont réalisé que leur intervention, défendable les premières semaines, ne doit pas se poursuivre sur cette même lancée. Ils se posent beaucoup de questions. Ils me font penser à quelqu’un qui a fait une bêtise, qui sait qu’il est en tort mais qui ne sait pas quoi faire pour corriger ses errements. Les dégâts seront pourtant considérables à force d’attendre, alors que le corps médical a déjà la tête sous l’eau. A ce jour, aucune proposition de l’aide internationale ne s’est concrétisée. Nous avons seulement été invités à participer à des réflexions stratégiques pour améliorer cette coexistence: deux secteurs de soins au chevet d’une même population. Tandis que l’un dispose des pleins pouvoirs et des moyens financiers, l’autre lutte pour survivre, incapable de se défendre. En ce sens, la stratégie de l’aide internationale devrait mieux prendre en compte les spécificités des contextes d’intervention. Bien entendu, il n’y a pas d’uniformisation possible d’un pays à l’autre. Cependant, on pourrait imaginer différents scénarios et appliquer celui qui semble le plus adapté en fonction de la situation. Or, on a l’impression que le moule des principales ONG est tel qu’il ne peut s’adapter aux réalités d’un pays d’accueil.
D’après vous, comment peut-on alors assurer l'accès aux soins des plus démunis tout en garantissant la survie des médecins haïtiens ?
En privilégiant le modèle du partenariat. Aujourd’hui, des ONG dépensent sans compter et détruisent l'équilibre fragile du système de santé qui existait avant. Elles emploient nos personnels soignants en proposant des salaires qu’un gestionnaire d'hôpital privé en Haïti ne peut se permettre de payer. Si l’offre de soins gratuits relève d’une bonne philosophie, cette approche défaite d’une vision à long terme me paraît réductrice et préjudiciable. Nous devons désormais compter sur des ONG “visionnaires” qui, au-delà des services immédiats, seront capables de nous épauler à plus long terme. Dans cette perspective, le partenariat avec les médecins qui le souhaitent est à mes yeux le seul avenir. A la place d’un médecin étranger, on doit engager un médecin local tant que la qualité du service offert reste de bon niveau... Quand ce système sera optimisé, on pourra alors recourir à l’emploi exclusif de ressources étrangères. C’est la même chose pour les hôpitaux : aujourd’hui, on monte des tentes à côté d’institutions condamnées à fermer quand au contraire il s’agit de les sauver. Alors oui, il faut des soins de santé gratuits pour les malades démunis dans le contexte actuel. Oui, il faut que les ONG renforcent l'action du secteur public. Mais après avoir obtenu l'approbation du gouvernement, il leur faut renforcer les contacts avec les hôpitaux privés en privilégiant les ressources existantes, matérielles et humaines, afin de sauver ce qui peut l’être.
© Michel Théard D.R.
© Brigitte Guerber-Cahuzac/MSF

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