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mardi 6 avril 2010

A Port-au-Prince, une rentrée scolaire hypothétique


Port-au-Prince Envoyée spéciale La pluie, la nuit dernière, a eu raison de l'abri de toile dans lequel il avait trouvé refuge depuis le soir du séisme. Des torrents de boue ont emporté les draps, les bâches, un fatras d'ustensiles et de vêtements. Mais le voilà qui sourit, remercie le ciel, Jésus, et tous les saints. Il a sauvegardé l'essentiel : un échantillon de petites photos, collées, jaunies, mais authentiques, représentant son école, sa fierté, son histoire.
Jusqu'au 12 janvier, date à laquelle a eu lieu le séisme, Fritz Fleurimiste dirigeait l'institut mixte La Fontaine, qui accueillait 200 enfants. "Une belle école, dit-il. Voyez les professeurs, cravatés et élégants à mes côtés. Et regardez mes élèves, comme ils ont fière allure, costumés comme des princes pour notre grande parade du 18 mai, jour de la fête nationale."
L'école, aujourd'hui, n'est plus qu'un tas de ruines. Personne n'y a péri. Ce n'est pas comme cet institut de formation d'enseignants où 299 des 300 étudiants sont morts en même temps. Ni comme cette école d'infirmières où deux promotions entières ont disparu dans les décombres. On estime que 80 % du parc scolaire de la région de Port-au-Prince est détruit ou très endommagés, ce qui représente plus de 4 000 écoles. Les établissements universitaires seraient, eux, détruits à plus de 90 %.
M. Fleurimiste a retrouvé beaucoup de ses élèves dans le campement du Pétion-Ville Club. Plusieurs sont orphelins. D'autres ont fui en province, comme certains enseignants privés de leur maigre salaire. Comment prendre au sérieux le mot d'ordre du ministère de l'éducation qui proclame que la réouverture des écoles - il n'y a jamais eu de fermeture "officielle" - aura lieu mardi 6 avril ? "J'essaie de repérer un endroit pour regrouper les élèves, dit le directeur. Mais je n'ai pas de tentes pour les accueillir ! Pas de pupitres, de cahiers, de livres... Il faudrait un miracle." A l'aide d'un mégaphone, il convoque pourtant les enfants du camp, toutes les fins de semaine, pour des chants, des poèmes et la marche de parade. "Le 18 mai prochain, la fierté nationale ne doit pas être en berne."
Mais que se passera-t-il mardi ? Combien d'écoles ouvriront ? Où ? Sous quels abris ? Avec quel matériel ? Quels enseignants ? Payés par qui ? Et pour enseigner quoi à cette population traumatisée qui refuse d'entrer dans le moindre bâtiment en dur ? Toutes ces questions sont brassées par le ministre de l'éducation, aux bureaux eux aussi réduits en miettes. Discutées avec l'Unesco, l'Unicef, des représentants de la Commission européenne, de la francophonie, de la Banque mondiale...
Une course contre la montre est engagée pour qu'au moins quelques écoles importantes de Port-au-Prince rouvrent leurs portes à la date indiquée. Seule une infime minorité de sites scolaires ont reçu l'aval d'ingénieurs venus inspecter les bâtiments fissurés ou ont été totalement déblayés (l'armée française y participe), des vigiles devant alors les protéger des squatters à l'affût d'un endroit pour poser bâches et abris.
Tous les acteurs veulent profiter de l'occasion pour repenser un système éducatif jugé désastreux, jeter les bases d'un modèle plus qualitatif et plus équitable dans lequel le ministère de l'éducation aurait enfin un rôle de référence pour tous les établissements. Avant la catastrophe, ils étaient publics pour 15 % seulement, le reste privés (dont 15 % dépendant de congrégations religieuses, et au moins 20 % très bas de gamme, dits "borlettes").
Taux de scolarisation ? 23 % en préscolaire, 76 % en primaire et collège, 22 % au lycée, 10 % en supérieur. 500 000 enfants de 6-12 ans ne sont pas scolarisés, et 70 % des scolarisés présentent un retard de plus de deux ans. 38 % de la population au-dessus de 15 ans est analphabète. Et la plupart des enseignants n'ont pas fréquenté l'école pendant plus de neuf ans.
Comment remettre ce secteur en route ? En faisant en sorte, d'abord, de favoriser l'intégration dans les écoles de province de tous les enfants réfugiés de Port-au-Prince. En abolissant, ensuite, la distinction public-privé, l'Etat devant prendre le relais de familles incapables d'acquitter les frais de scolarité du privé.
Dans les demandes aux bailleurs internationaux, mention est donc faite de ces nouvelles obligations envers le secteur privé. Un fonds de 22 millions de dollars (16,3 millions d'euros) vient d'être réorienté vers le secteur, dont 16 seront essentiellement destinés aux professeurs du privé, non rémunérés depuis le 12 janvier. Mais c'est à 627 millions de dollars que le ministère chiffre le total des dommages.
Les riches se sont déjà organisés pour envoyer leur progéniture à l'étranger ou payer des professeurs privés. Il y a eu aussi, dans les camps, et grâce à plusieurs ONG ou associations, quelques initiatives pour distraire, faire s'exprimer les enfants. Elisabeth Debrosse Delatour, la femme du président d'Haïti, a organisé une poignée de petites écoles installées dans des bus.
Mais des centaines de milliers d'enfants, désœuvrés depuis le 12 janvier, attendent avec impatience et anxiété le 6 avril. D'autres, déphasés, vagabonds, ou trop impliqués dans le combat de leurs parents pour la survie, ont le sentiment que leur vie d'écoliers en petit uniforme est révolue à tout jamais.
Annick Cojean
http://www.lemonde.fr/planete/article/2010/04/05/a-port-au-prince-une-rentree-scolaire-hypothetique_1328950_3244.html#ens_id=1290927

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