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mardi 13 avril 2010

MUSIQUE D'HAITI: 1 - L'essence d'Haïti captée par l'ethnomusicologue américain Alan Lomax

Trois mois après le tremblement de terre qui, le 12 janvier, a dévasté Haïti, l'édition d'un coffret discographique d'importance, Alan Lomax's Recording in Haïti 1936-1937, éclaire magnifiquement l'essence même de l'île caribéenne. Collectées en 1936 et 1937 par le plus célèbre des ethnomusicologues américains, ces dizaines d'heures de musique et de chants réunies en dix CD forment un corpus exemplaire dans le champ de la conservation de la mémoire.

UN SCIENTIFIQUE SOUCIEUX DES SOURCES


Si Alan Lomax est parti en Haïti en 1936, c'est qu'il voulait explorer les racines des musiques afro-américaines qu'il avait collectées avec son père ethnomusicologue. Cet amour de la culture du peuple va rapprocher les Lomax père et fils d'une autre paire, la compositrice Ruth Crawford Seeger et son beau-fils Pete Seeger, avec qui ils publieront Our Singing Country, un recueil de folk-songs. En 1940, les Lomax éditeront également Dust Bowl Ballads de Woody Guthrie - des éléments fondamentaux, dans la formation de Bob Dylan par exemple. Et pour revenir à la source de ces musiques blanches, Lomax s'en fut en Espagne, en Italie et dans les Balkans.

La qualité du travail scientifique d'Alan Lomax (1915-2002), universitaire texan et homme de terrain, est irréprochable. A Haïti, le jeune homme alors âgé de 21 ans entend tout, sans préjugé de genres : le merengue et la musique urbaine, les débordements festifs du carnaval et du mardi gras, le rara, cérémonie vaudoue, les chants de travail, les cantiques catholiques, les berceuses et les romances à la française.


Incantations vaudoues

L'équipe, qui travaille alors pour la bibliothèque du Congrès de Washington, note les paroles, en français, en langues africaines, en créole, les traduit en anglais, photographie et enregistre. Ce qui donne au coffret un livret relié de 170 pages, comportant des cartes, des explications musicologiques, des dessins, des plans (tout en anglais), des commentaires livrés par Gage Averill, ethnomusicologue à l'université de Toronto. En janvier 1937, ils sont à l'Habitation Le Roux, et c'est vaudou en diable ; en mars, ils sont au Carrefour Dufour, et c'est un choeur d'hommes qui reprend un "chant scout belge", Trois kilomètres à pied, ça use les souliers. Dans la version belge, note Lomax, "on commence par un kilomètre". Mais les distances paysannes haïtiennes ont imposé le rallongement. En 1939, Lomax revient à Port-au-Prince et saisit au vol Drapeau béni ("Drapo nou li wouj e li blé/Blé kou lanmé/Wouj kou difè ", (Notre drapeau est bleu comme la mer, rouge comme le feu), chanté d'une voix de baryton par le Dr Rieser, médecin supposé, pilier de bar et directeur de l'asile de fous de Pont-Beudet. En avril 1937, ils croisent Francilia, "Ren Chante", "the Queen of Song", dit Lomax, sous le charme et presque sous l'emprise de ses incantations vaudoues.

Mais la pièce maîtresse de ce coffret est la retranscription du carnet de notes de Lomax. Il avait débuté en parcourant les Etats-Unis en compagnie de son père, John Avery Lomax, également musicologue, un Texan de gauche qui explorait les richesses musicales du petit peuple du Sud profond. A cette époque, ils vont sur le terrain, dans les campagnes et les faubourgs, mais beaucoup dans les pénitenciers, où ils trouvent une palette complète des traditions populaires. En 1934, pour le compte de la Bibliothèque du Congrès, ils publient un premier recueil discographique, American Ballads and Folk Songs. Puis les Lomax produisent Negro Folk Song as Sung by Lead Belly, (1885-1949), chanteur de blues et mauvais garçon découvert dans une prison en Louisiane.

Comme son père, Alan Lomax était un militant de l'égalité des peuples, cherchant à valoriser les minorités et les exploités. Dans ce carnet inédit, il dépeint le quotidien du collecteur (problèmes techniques, autorisations à obtenir, voiture) et se pose la question du rôle impérialiste de l'ethnomusicologue. Il commente aussi l'actualité. Ainsi, en octobre 1937, plus de dix mille Haïtiens installés à la frontière entre la République dominicaine et Haïti - la fameuse rivière Massacre - sont tués à l'arme blanche après un discours violent du président dictateur dominicain Trujillo. Son homologue haïtien, Sténio Vincent, négocie alors une compensation financière estimée par la presse américaine à 80 000 dollars, soit moins de 80 dollars par tête de pipe. "La raison pour laquelle cette classe basse de Haïtiens vaut si peu, c'est qu'elle est généralement vue comme sale, illettrée, peu civilisée, et atteinte de maladies. Ils sont connus pour pratiquer une religion africaine barbare, le vodoun, et se livrer à des rites orgiaques.
Alan Lomax's Recording in Haïti 1936-1937, un coffret Harte Recordings. En import ou sur Internet, www.harterecordings.com, 93 €.


Véronique Mortaigne
http://www.lemonde.fr/culture/article/2010/04/10/l-essence-d-haiti-captee-par-l-ethnomusicologue-americain-alan-lomax_1331675_3246.html

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