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mercredi 19 décembre 2007

Comme des damnés de la terre

Le paysan est livré à lui-même. On a cure de ses misères, de ses besoins dans un pays en « crise alimentaire » où les agronomes labourent les bureaux climatisés en attendant l'aide internationale.

A Tuffet, 2e section communale des Cayes, tout homme qui se respecte doit se mettre au travail dès l'aube. Les tirs au flanc ne sont pas tolérés. Clausel Ferrier, fils de cultivateur, le sait bien. Une houe à la main, un vieux chapeau sur la tête, un maillot troué sur le dos, il sarcle chaque recoin de son champ de pistache alors que le soleil, radieux, tape et chasse le frisquet des brises de ce matin de décembre. Le front ruisselant de sueur, ce père de cinq enfants confie s'être adonné à la culture de la pistache à cause de la chute des prix du maïs, de la flambée de l'engrais et de l'eau qui ne coule plus dans un vieux canal d'irrigation construit au milieu des années quarante.

Sûr de lui, il explique que « la culture d'un hectare de maïs nécessite 12 sacs d'engrais. Et que le sac, en quelques mois, est passé de 500 à 1200 gourdes tandis que la petite marmite de maïs en grain se vend à 20 gourdes après avoir atteint la barre des 35 gourdes ». L'acceptation en don par l'Etat haïtien d'un surplus de production de maïs venant de l'Argentine aurait cassé les reins des paysans en provoquant la chute des cours et une baisse de la production locale, se rappelle-t-il avoir entendu dire un agronome, il y a quelques années.
« L'Etat n'a cure du paysan. Mais l'Etat n'est pas l'unique responsable », fait remarquer Clausel contant, dans la même veine, les humiliations subies par d'autres paysans de la zone, regroupés au sein d'associations qui ont essayé en vain de trouver des crédits dans des banques commerciales ayant pignon sur rue dans tout le pays. « Le paysan est seul, il n'a pas de subvention », martèle-t-il en jurant ses grands dieux de ne pas aller gonfler les bidonvilles de Port-au-Prince avec sa femme et ses enfants. Le défi de l'eauIndispensable à l'agriculture, l'eau est devenue une denrée rare à Tuffet et dans les localités avoisinantes alimentées par le canal, confie Clausel. Le temps de passer ses récriminations une fois à la maison sur un bol de patate douce, il chausse une vielle godasse et prend, en compagnie de Valcourt Joseph Vilnor et de Paul André Chéry, la direction de Moreau. « L'eau est retenue en haut », dit-t-il en pointant du doigt le canal sec comme le désert du Sahara à quelques pas de « Eglise Dévouée pour Christ » de Tuffet.

Toutefois, à Moreau, non loin de Ferme Leblanc, elle coule, généreuse, en dépit de la réduction de son débit causée par la coupe effrénée d'arbres magnifiques et verdoyants dans les bassins versants avoisinants. « Avant, un comité planifiait la distribution. Chacune des 39 localités, de Major à Fondfrède, avait accès à l'eau au moins une fois par semaine », soutient-il en déplorant les conflits enregistrés dans le passé. Une femme enceinte a été battue par un homme suite à une dispute à cause de l'eau du canal, regrette Clausel qui appelle, au passage, au forage de puits comme alternative.

Léger confirmeLe paysan haïtien est effectivement abandonné, confirme l'agronome Pierre Léger, président de la Chambre de commerce du Grand Dud (Sud, Sud-Est, Grand'Anse et Nippes). « Les agronomes sont en train de labourer les bureaux de Damien. Ces monstres rongeurs attendent l'aide internationale », crache-t-il en expliquant comment l'aide internationale peut être déstabilisante si elle n'est pas bien canalisée. « Haïti n'est pas pauvre. Faisons la révolution économique », appelle l'industriel qui plaide en faveur du désenclavement du Grand Sud.Le ministère de l'Agriculture, qui ne repose son action que sur le financement des bailleurs de fonds, a une réputation de gestionnaire de projet. Ce qui, estime-t-on, constitue un handicap à l'élaboration et à l'application d'une stratégie de développement de l'agriculture.
Au classement de la catastrophe
Au moment où l'on tire la sonnette d'alarme sur le déclin de l'agriculture locale, Haïti, selon la FAO, fait partie des 37 pays au monde qui sont en "situation de crise alimentaire". Le pays est confronté à des situations sévères d'insécurité alimentaire localisée, souligne le rapport 2007 de cet organisme des Nations unies, qui préconise une assistance externe rapide pour les pays concernés. Cette situation résulte des graves inondations des derniers mois, fait-on remarquer.En dépit de sa détermination à lutter contre vents et marées, rien ne dit que Clausel, comme des centaines de milliers de paysans avant lui, n'ira pas gonfler les bidonvilles de la capitale ou risquer sa vie sur un rafiot en tentant d'atteindre les Etats-Unis ou les Bahamas. Du reste, il boit la tasse de la misère et de l'oubli jusqu'à la lie. L'autre aurait dit de lui qu'il est le damné de la terre.
Roberson Alphonse
robersonalphonse@yahoo.fr
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=52062&PubDate=2007-12-17

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