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samedi 24 novembre 2007

Une éducation au rabais pour les pauvres

Vous pensiez avoir tout vu et tout entendu quant à l'état déplorable des écoles publiques haïtiennes ? Malheureusement, il y a pire que les écoles de l'État. Dans les huit écoles communales sous la responsabilité de la mairie de Port-au-Prince, élèves et professeurs en sont rendus à la dernière extrémité. Les perdants ? Les enfants des quartiers populaires.

78 bambins -assis et debout- entassés dans une petite salle de classe de jardin d'enfants à l'école municipale les Lauriers de Saint Martin. (Photo: Jeansoir)

L'école municipale « Les Hibiscus », en fait un pauvre jardin d'enfants où jouent quelque 200 bambins dans six petites salles tristes, se cache derrière l'immeuble crasseux - et squatté par des hordes d'indigents - de l'ex-hôtel Simbi Continental à Fontamara. N'était l'affiche qui accueille le visiteur, bien malin qui pourrait dire qu'il vient de pénétrer dans une école communale : des lavandières lessivent leur linge à même la cour pendant que des enfants tendent des seaux sous l'unique jet d'eau potable. « Ici tout manque : pas d'électricité, pas de balançoires, pas de pansements, raconte Myrtha Constant, l'une des institutrices. Les toilettes sont utilisées par des particuliers de la zone et sont dans un état lamentable.»

Les lieux d'aisance ne sont pas mieux tenus à l'école municipale Saint-Martin, au Bel-Air, où sont logés le kindergaten « Le flamboyant » et une école privée implantée illégalement par Ulrick Sanon, à cette différence qu'elles sont contiguës aux salles de classe. Il est presque impossible de s'en approcher tant l'odeur qui s'en dégage est infecte. « Ils sont remplis, confirme le professeur Rony Valmond, d'un air gêné. Après utilisation, l'élève porte l'odeur dans son uniforme, à moins qu'il ne s'asperge de parfum. » Ce n'est pas le seul problème auquel fait face l'institution du Bel Air. Le plafond de certaines salles de classe est crevassé et laisse passer les eaux de pluie. « Quand il pleut, nous sommes contraints de mettre prématurément fin aux cours », dit M. Valmond. Dans plusieurs salles de classe du rez-de-chaussée, les élèves peuvent à peine lire les notes au tableau tant il fait sombre. Ici aussi, l'école n'a pas l'électricité. Même chose - du moins officiellement - à l'école municipale Dumarsais Estimé, toujours au Bel-Air. « C'est grâce à une connexion clandestine d'un voisin que nous arrivons à faire fonctionner nos deux vacations, avoue le directeur pédagogique, Jean-Panel Joseph. Ce n'est un secret pour personne qu'obtenir l'électricité dans un quartier populaire relève du miracle en Haïti. »Pas étonnant que des directions d'école aient ainsi recours aux voisins. Souvent, ces derniers vivent carrément dans l'école.
À l'école communale Carl Brouard, rue Lysius Salomon près du marché Salomon, le gardien et sa famille logent dans l'arrière-cour, grande comme la main. Ustensiles de cuisine, réchaud et vaisselle sont étalés à la vue de tous. « L'arrière-cour et les salles de classe au rez-de-chaussée sont habitées par de nombreuses familles », disait déjà un état des lieux rédigé à l'intention de la direction des affaires sociales de la mairie de Port-au-Prince en 2004.
Dans d'autres écoles sans cour ou si exiguë que les élèves peuvent à peine s'y récréer, il n'existe pratiquement pas de frontière entre les bâtiments publics et les maisons avoisinantes. À Dumarsais Estimé par exemple, en pleine réhabilitation grâce à la section des Affaires civiles de la MINUSTAH, c'est le couloir menant aux salles de classe qui sert de passage aux particuliers dont le logement est attenant à l'école...

Une vue de la toiture délabrée d'une classe à l'école municipale Saint-Martin au Bel-Air(Photo: Jeansoir)
Les problèmes sont légion dans toutes les écoles communales visitées à Fort-Mercredi, au Bel-Air, à Fontamara, au Portail Léogâne, au Marché Salomon et à Delmas 2. En quantité nettement insuffisante, les bancs sont, dans la plupart des cas, en mauvais état. Le manque - pour de pas dire l'absence - de matériels didactiques est criant. « Les élèves n'ont pas de livres, ni même de cahiers, et rien n'est fait du côté de la mairie », regrette plus d'un responsable d'école. Nulle part on ne voit de bibliothèque ou de cafétéria. « Tenaillés par la faim, les élèves assimilent difficilement les notions qui leur sont inculquées par les professeurs, dit Jean-Panel Joseph de l'école Dumarsais Estimé. Cette situation d'insécurité alimentaire engendre des absences répétées du côté des élèves. Et, vous le savez, vente affamée n'a point d'oreilles...». Même les enseignants peuvent en dire autant. Professeurs et directeurs ne cessent d'évoquer la question salariale pour expliquer leur ras-le-bol. « Nous avons un salaire de 2 700 gourdes par mois.
Comment peut-on faire vivre un foyer avec une somme aussi insignifiante ? fulmine Annette Volmy, enseignante à Les Hibiscus. Sur 12 mois de travail fournis lors de l'année académique écoulée, les professeurs n'ont été payés que pour 5 mois. »Dans une pétition affichée sur les murs de toutes les écoles communales de Port-au-Prince, les professeurs font mention de plus de 20 mois d'arriérés de salaire, allant de l'administration d'Evans Paul à celle de Jean-Yves Jason, l'actuel maire. « C'est signe que les instituteurs de ces écoles n'ont aucune importance aux yeux des autorités municipales, tonne pour sa part la directrice de Carl Brouard, Eunide Joseph. Nous sommes traités comme des bêtes !»
Le problème de salaire a de sérieuses répercussions sur la pédagogie. « Certains de nos professeurs s'absentent régulièrement. D'autres fournissent un travail en dessous de leurs capacités », constate, impuissant, Dauphin Jean-Wanel, directeur pédagogique de Carl Brouard. Il dit regretter que bon nombre de ses collègues soient obligés d'abandonner leur poste afin de rechercher de meilleures conditions de travail. « Certains d'entre eux ne sont jamais remplacés, dit-il. Dans le meilleur des cas, ils sont remplacés par des médiocres et aucun séminaire de recyclage n'est jamais organisé. » Les parents d'élèves s'en rendent bien compte, mais ils n'ont pas le choix : « Mes deux enfants fréquentent l'école Carl Brouard pour une seule raison, dit Monique Milien, rencontrée alors qu'elle attendait la sortie des classes. Pour une simple question d'argent.»
Le désespoir se lit sur les visages des enfants de l'école municipale « Le flamboyant » (Photo: Jeansoir)

Dans plusieurs de ces institutions scolaires, les élèves animent les salles de classe à grand renfort de blagues, tandis que d'autres, moins bavards, pianotent sur les bancs, attendant désespérément l'arrivée des professeurs. « Comment l'école haïtienne peut-elle accepter une telle dérive ? », se demande un directeur qui requiert l'anonymat, ajoutant avoir soutiré à maintes reprises de l'argent de son portefeuille pour offrir sacs d'école, uniformes ou même souliers à des élèves venus quémander à son bureau. « La situation est alarmante, dit-il, et ce n'est pas un hasard si la société haïtienne est plongée aujourd'hui dans une telle dégénérescence. »Des parents expriment également leur mécontentement face au laisser-aller qui caractérise le fonctionnement des écoles municipales. « Mon enfant souffre d'un manque évident d'attention, crache avec dédain une jeune dame venant chercher son fils au jardin d'enfants les Lauriers de Saint-Martin au Bel-Air. Ici, il n'y a pas de jeux éducatifs pouvant lui faciliter l'apprentissage, ni d'encadrement. Après la classe, il est abandonné à lui-même dans la cour. Comme il n'y a pas de carte d'identification, n'importe qui peut s'emparer d'un enfant sans problème. Ce n'est pas normal. » On peut comprendre son inquiétude quand on sait que, après le départ des institutrices, les dizaines d'enfants qui restent sont confiés à la seule garde du gardien de l'immeuble négligé, que partage une école privée.
Les toilettes de l'école municipale Saint-Martin utilisées par des particuliers (Photo: Jeansoir)
Même son de cloche du côté des élèves. « Je rêve de laisser cette école, dit un élève de troisième année à Carl Brouard. Il n'y a rien ici qui puisse intéresser un enfant. Même pas une cour normale où nous pouvons jouer au football. » Un autre ajoute : « En plus, nous sommes punis et fouettés à la moindre occasion, sans raison.»Des organisations de la société civile se sont intéressées à la situation déplorable des écoles communales de la capitale. Dans une étude réalisée en 2004 dont le résultat a été soumis à la mairie de Port-au-Prince et au ministère de l'Education nationale et de la Formation professionnelle (MENFP), le Groupe d'Appui à l'école fondamentale en Haïti (GAEFH ) avait vertement dénoncé les conditions infrahumaines dans lesquelles doivent évoluer ces élèves des quartiers populaires de Port-au-Prince. « Rien n'a été fait pour améliorer le sort de ces élèves », se désole Nora W. Dupuy, la Salvadorienne présidente du GAEFH. Selon elle, le MENFP a failli à sa mission qui consiste à superviser les écoles publiques et privées, prenant l'exemple d'une dame dont l'école fonctionne depuis 40 ans sans jamais avoir fait l'objet de la moindre visite d'inspecteurs. « Aucune condition n'est réunie pour un bon apprentissage dans ces écoles, constate-t-elle. Les professeurs - d'une rare incompétence - qui s'efforcent de parler français aux élèves ne parlent aucune langue humaine connue en fin de compte. C'est du jamais vu ! »
Nora W. Dupuy dit déplorer qu'aucun séminaire de recyclage n'ait été organisé et dit comprendre pourquoi 94% des professeurs ont échoué lors des examens réalisés par son organisme en 2004. « Comment sortir le pays de ce bourbier dans lequel il est plongé sans penser à élever le niveau de l'éducation ? Comment peut-on admettre que n'importe qui soit libre d'ouvrir une école privée ? », s'interroge la présidente du GAEFH, une organisation qui se penche sur la problématique du système éducatif haïtien, particulièrement sur l'exploration des pistes de solutions durables pour la réorganisation de l'école fondamentale.Les démarches du journal Le Nouvelliste visant à recueillir les réactions des officiels responsable des huit écoles communales de Port-au-Prince sont demeurées lettre morte. Responsable de ces écoles publiques, le directeur des Affaires sociales de la mairie de Port-au-Prince, Max Mussignac, que nous avons été rencontrer à la direction des Communications à l'annexe Canapé-Vert, s'est dérobé, promettant de nous fournir le jour même les données officielles. Son appel se fait toujours attendre...

Nélio Joseph

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