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mercredi 31 octobre 2007

Autour de Jacques Roumain : Louis Borno et les nationalistes

Par Michel Acacia

L'énumération des emprisonnements par Petit et Roumain -pour respecter l'ordre de la signature - est-elle surfaite ? Non ! Elle est même sensiblement inférieure au nombre réel d'arrestations, quand on prend en compte les journalistes écroués plusieurs fois. Durant les trois premières années du premier mandat du président Borno, pas moins de 22 journalistes auront été incarcérés. C'est le journal La Poste qui nous l'apprend dans un numéro de novembre 1925.Trois ans plus tard, comme pour faire contrepoids, Le Petit Impartial publie une liste de citoyens, particulièrement liés au maintien du gouvernement de Louis Borno et de l'occupation. Cette liste parait un mois et demi après l'arrestation, le 13 décembre 1928, de Roumain, Petit et Guérin. Elle est là pour signifier que, si la lutte tourne autour d'idéaux politiques, cette lutte est incorporée par des êtres qui se partagent et se divisent ces idéaux.

L'on comprend dans ces conditions que le bouillant Jacques Roumain n'ait pu échapper à la prison. Quand il rejoint Petit au Petit Impartial, celui-ci aura déjà purgé plus de seize mois de détention en trois tours de prison. Elie Guérin, lui aussi, était un habitué « de la grande pension de famille de la rue du Centre », pour reprendre une satire de Jacques Roumain. Cet engagement de Roumain, après la collaboration aux périodiques La Trouée et La Revue Indigène, n'est pas issue d'une décision prise à la légère. Avec Petit, puis Guérin qui viendra se joindre à eux deux, Roumain avait de qui tenir. Le ton acerbe de Le Petit Impartial correspond au tempérament de l'homme.

Pourquoi Roumain fut-il emprisonné ? La question ainsi posée risque d'être d'une naïveté déroutante. Roumain, Petit et Guérin furent arrêtés conjointement sous le même chef d'accusation, celui d'outrage à la personne du chef de l'Etat. Selon l'acte d'accusation, c'est la qualification de « traître » attribuée au président Borno qui signifie l'outrage. Les articles incriminés, qui ne portent aucune signature, sont datés du 13 décembre 1928, du jour même de leur arrestation. Petit avait été écroué avant la parution de ce numéro du journal : « Il était moins que six heures quand le juge F. Deverson accompagné du capitaine Shaker vinrent procéder à l'arrestation de notre directeur [Georges Petit]. Quelques minutes après la nouvelle parvint à notre gérant [Jacques Roumain] qui immédiatement prit une voiture et se rendit au Bureau de la gendarmerie d'où lui aussi fut fait prisonnier. Par ailleurs nous savons que notre vaillant collaborateur, M. Elie Guérin, doit être aussi arrêté ». Ces arrestations virent sans surprise pour les victimes : « Nous étions encore sous presse quand un ami qui est dans le secret des Sous dieux vint bride abattue nous annoncer que le traître Borno, ou, pour employer le terme de l'honorable sénateur King, la marionnette, va faire procéder à notre arrestation, sous prétexte d'injure adressée à sa trop chétive personne...Peu nous chaut que l'on nous jette en prison, que l'on nous assassine...M. Borno, de concert avec l'occupant et le clergé français, veut quand même réduire à néant la race haïtienne... ». Le Petit Impartial insiste que la véritable raison de leur arrestation loge dans leur campagne de promotion « d'un clergé haïtien ». Suite à l'arrestation de Roumain, Petit et Guérin, une foule immense vînt leur manifester sa sympathie. Le Petit Impartial en prend acte. Il y eut, en même temps que la leur, d'autres arrestations. Ce qui autorise le journal à signaler qu'ils « ont été les premiers à voir le juge d'instruction après quinze jours de détention préventive ».
Le jugement eut lieu le 22 avril 1929. Les prisonniers eurent pour avocats Yrech Chatelain, David Jeannot, André Laraque et Perceval Thoby. Le principal avocat, Yrech Chatelain, en guise de plaidoirie, fît le procès de l'occupation. Guérin, hospitalisé, n'a pu prendre part au procès. De toute manière, ce procès était perdu d'avance. Les accusés ne pouvaient se dérober à la responsabilité d'avoir qualifié Borno de traître. Les accusés furent condamnés à un an d'emprisonnement et à mille dollars d'amende, en l'absence d'Elie Guérin.
On peut juger de la ferveur du courant nationaliste et de l'imposante personnalité des prisonniers à partir du dispositif de sécurité mis en place par le général Evans lors du procès. Ce dispositif de sécurité comprend 10 officiers, 7 sous-officiers, 41 soldats, 10 gardes, 11 détectives, en plus d' « une compagnie mobile tenue en réserve à la caserne Dartiguenave ». C'était pour donner le change à une foule dont on ne pouvait pas anticiper le nombre. Et voilà que, durant le procès, Roumain s'agite. Il administre à l'officier américain Belton « trois coups de poing et le saisit à la taille...Tous deux tombèrent sur le parquet...Belton s'étant remis sur ses pieds, Roumain fonça à nouveau sur lui...Le chef des détectives, Bonté, tira son gourdin et l'en frappa deux fois sur la tête...Pendant ce temps, Bonté tenait à distance la foule qui voulait se ruer sur lui... » N'est-ce pas Le Nouvelliste qui disait de ces arrestations qu'elles constituent « une maladresse et une grande faute » ?
Dans des lettres adressées au général Evans, les prisonniers se plaignent des mauvais traitements à eux infligés. Et même, dans l'une de ces lettres, ils parlent de discrimination raciale, Renaud et Brandt, deux prévenus de droit commun de race blanche, étant mieux traités qu'eux.Quelles sont les conditions de détention auxquelles ils font référence ? Quand, en novembre 1923, Antoine Pierre-Paul, Georges Petit, Joseph Jolibois et Elie Guérin sont détenus au Pénitencier national, c'est à Georges Sylvain, leur avocat, qu'il revînt d'écrire au juge d'instruction Emmanuel Beauvoir pour faire part des doléances de ces prisonniers qui « ne peuvent recevoir ni papier, ni plume, ni encre... ». Un an plus tard, durant ce même mois de novembre, voilà ce qu'écrit La Poste sur les conditions de détention : « Aujourd'hui, dans les prisons de la Gendarmerie, le prévenu ne peut ni lire, ni écrire, ni recevoir. Aux heures de visite réglementaires, les condamnés, les fous et les prévenus, pêle-mêle, ne peuvent causer avec un parent qu'à une distance de trois mètres, à travers une toile métallique, à haute voix et en présence des gendarmes ». Il arrive que des prisonniers ne puissent recevoir leurs parents. En 1928-1929, Roumain et Petit auront « remarqué de tous petits enfants de 7 à 9 ans vêtus de la casaque du forçat ». On sait cependant qu'à l'occasion, ils trouvent à écrire des lettres où ils réclament une amélioration de leurs conditions de détention. Auraient-ils réussi à tromper la vigilance du geôlier ?

Roumain connaîtra la prison dans la prison, c'est-à-dire le cachot. Le voilà qui explique ce que c'est à des membres de la rédaction de L'Action : « Le cachot, explique t-il, est une chose infecte. Figurez-vous une tombe de 1 m. ¾ de long...On ne m'a même pas donné une natte pour me coucher...comme nourriture, trois fois par jour, du pain et de l'eau. Je refusais, comme vous supposez bien ».Nommons la réaction de Roumain. C'est une grève de la faim, à la manière de celle que s'est imposée, neuf jours durant, Louis-Edouard Pouget et qui le détermina à emprunter le chemin de l'exil en avril 1926.La presse nationaliste veille à ce que des prisonniers ne bénéficient pas de traitements de faveur. Tout au moins est-elle prête à divulguer toute information qui irait en ce sens. Roumain se défend de cette accusation portée contre lui par le journal L'Haïtien : « Lorsque je recevais la visite de mes parents, j'ignorais que mon droit de le faire ne me venait pas du juge d'instruction. Dès que j'ai appris que c'était grâce à une démarche de M. E. Chauvet, directeur du Nouvelliste (démarche entreprise de son plein gré et sans que personne ne l'en ait prié) qu'il m'était permis de m'entretenir avec ma famille, je fis savoir à l'officier de service qu'à l'avenir je refusais de recevoir les miens ».La lutte est collective. Sauf à la déserter, il y a une exigence de solidarité.
Les historiens disent des nationalistes qu'ils sont des martyrs. Le ton, pour en parler, varie de la glorification au mépris. Voyons, avec des perspectives radicalement différentes, l'appréciation de deux historiens.
D'abord, celle de Jean Price-Mars qui publie en 1929, c'est-à-dire en pleine occupation :« Et puis-je citer l'un après l'autre tous ces preux qui affrontent la prison, sacrifient leur repos, immolent leurs ressources, pour défendre les idées dont ils se sont constitués les intraitables protagonistes comme ces martyrs qui, autrefois, allaient gaiement au bûcher en proclamant la sainteté de leur idéal et la noblesse de leur foi ?« Y eut-il jamais dans ce pays, excepté à la belle période de l'Epopée révolutionnaire, un plus grand épanouissement de crânerie tel qu'en montrent un Jolibois fils, un Elie Guérin, un Jacques Roumain, un Georges J. Petit ? »
Il ne faudrait pas par ailleurs passer sous silence l'action autrement militante de Charlemagne Péralte et de Benoit Battraville.

François Blancpain, publiant en 1998, prend le contre-pied de l'appréciation de Price-Mars. Il écrit :« On se demande si cet acharnement à provoquer les emprisonnements relevait de la folie, de l'idéalisme ou d'une sorte de penchant mystique pour la condition de martyr ».Cette qualification de « martyr » ne fait pas peur aux nationalistes, qui se l'attribuent eux-mêmes. Le Petit Impartial titre : « LE MARTYR DES JOURNALISTES HAITIENS ». Il est clair cependant que la distance par rapport aux pratiques que recouvre cette qualification peut varier de zéro à 100%. Tout dépend de la représentation que l'on se fait de l'un ou l'autre mode d'existence de la nation haïtienne. Dans une lutte de libération nationale, le radicalisme opère comme un miroir à travers et contre lequel se projettent les différents agents sociaux. Y voir de la folie, c'est faire abstraction des motivations psychologiques travaillées par la mémoire historique. L'on comprend dès lors que, bien que disposant de la force répressive et jouissant de privilèges de toutes sortes, les collaborateurs ont toujours mauvaise conscience.

Pour Jacques Roumain et les nationalistes de l'époque, la question se pose dans les termes d'une alternative entre une occupation musclée et intéressée et la jouissance de l'autonomie politique.
Fin
Ce texte constitue une version abrégée d'un chapitre d'un livre en préparation sur Jacques Roumain.
Michel Acacia

http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=50304&PubDate=2007-10-30

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