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dimanche 29 mai 2022

LA RANÇON: Les Milliards (En)volés

 

LA RANÇON: Les Milliards (En)volés
By Lazaro Gamio, Constant Méheut, Catherine Porter, Selam Gebrekidan, Allison McCann and Matt ApuzzoMay 20, 2022
Vingt ans après avoir prononcé son indépendance, Haïti voit débarquer une escadre française porteuse d’un ultimatum du roi Charles X. Le choix est simple : la bourse ou la guerre.
La France exige des Haïtiens qu’ils versent une indemnité de 150 millions de francs à leurs anciens maîtres, une somme démesurée au regard de leurs moyens.
Sous la menace de la flotte française, positionnée au large de ses côtes, Haïti accepte.
Haïti, qui avait gagné sa liberté au prix du sang, est forcé de payer à nouveau — cette fois en espèces.
En contrepartie, la France reconnaît l’indépendance d’Haïti. Dans son pays, Charles X est présenté comme le véritable libérateur du peuple haïtien.
Des registres et relevés bancaires racontent pourtant une histoire bien différente. Celle d’une dette dont le montant et la longévité contribueront à enfermer Haïti dans une spirale de pauvreté et de sous-développement.
Haïti est le seul pays au monde où des générations de descendants d’esclaves ont versé des réparations aux héritiers de leurs anciens maîtres.
The New York Times a parcouru nombre d’archives et de documents officiels pour parvenir à ce que beaucoup d’historiens estiment être le premier état détaillé de ce qu’Haïti a effectivement payé pour son indépendance.
En 1825, la France exige que l’indemnité soit réglée en cinq tranches annuelles de 30 millions de francs chacune.
Le montant dépasse largement les maigres moyens d’Haïti. À lui seul, le premier versement représente environ six fois les revenus du pays cette année-là, d’après le célèbre historien haïtien Beaubrun Ardouin au 19e siècle.
Cela fait partie du plan de la France.
La France oblige Haïti à souscrire un emprunt pour couvrir le premier paiement. À ce fardeau s’ajoutent les intérêts et les commissions des banquiers français.
L’ensemble — l’indemnité et l’emprunt pour la payer — est communément appelé la “double dette” d’Haïti.
Fin 1837, une seconde flotte française jette l’ancre à Port-au-Prince, déterminée à faire payer Haïti.
La France accepte finalement de réduire l’indemnité à 90 millions de francs. Mais pendant près de 70 ans, Haïti paya 112 millions de francs au total, l’équivalent de 560 millions de dollars aujourd’hui, selon nos calculs.
Si Haïti avait conservé ces sommes, le pays se serait enrichi à hauteur de 21 milliards de dollars sur deux siècles, d’après nos estimations.
L’apport économique exact de cette somme est impossible à calculer. Mais les nombreux économistes et historiens qui ont vérifié notre analyse considèrent que notre estimation est, en fait, plutôt basse.
L’apport économique exact de cette somme est impossible à calculer. Mais les nombreux économistes et historiens qui ont vérifié notre analyse considèrent que notre estimation est, en fait, plutôt basse.
D’autres affirment que si Haïti n’avait pas été contraint de rembourser la double dette, le pays aurait pu connaître des taux de croissance comparables à ceux de ses voisins d’Amérique latine.
Cela porterait notre estimation à une perte de 115 milliards de dollars pour Haïti.
En 1826, Haïti épuise ses ressources pour effectuer le premier paiement. Le rapport d’un capitaine de navire français décrit comment l’argent est collecté puis transporté à Paris à l’intérieur de caisses verrouillées.
Haïti se retrouve quasi immédiatement en défaut de paiement.
Le fardeau de la dette n’a pas échu à l’élite du pays mais aux cultivateurs de café, par le biais des impôts sur les exportations.
Et c’est sans compter une série de catastrophes naturelles, puis une nouvelle révolution, qui secouent le pays.
En 1843, Jean-Pierre Boyer — le président haïtien qui avait accepté la double dette — est chassé du pays par des opposants qui réclament davantage de droits et moins d’impôts.
Beaucoup lui reprochent d’avoir maintenu le paiement de cette dette honnie.
Indifférente aux problèmes d’Haïti, la France use de tous les moyens pour faire payer son ancienne colonie. Elle dépêche une nouvelle flottille de guerre qui menace de bombarder les ports du pays.
Le paiement est “notre principal intérêt en Haïti, la question qui pour nous y domine toutes les autres”, explique un ministre français de l’époque.
Mauricio Lima pour The New York Times Le remboursement de la double dette se poursuit pendant des décennies. En 1880, une banque française entre en scène et fonde la première Banque Nationale d’Haïti.
Le Trésor public d’Haïti est désormais aux mains d’une banque française. Le gouvernement haïtien ne peut ni déposer ni dépenser des sommes sans lui verser une commission.
Certaines années, les bénéfices générés excèdent le budget haïtien alloué aux travaux publics.
Officiellement, le dernier versement d’Haïti sur sa double dette date de 1888. Mais pour y parvenir, le pays a contracté deux emprunts supplémentaires de taille, en 1874 et 1875.
À nouveau, les banquiers français se versent de gigantesques commissions. Des agents haïtiens corrompus se servent aussi au passage, siphonnant une grande partie de l’argent.
À nouveau, les banquiers français se versent de gigantesques commissions. Des agents haïtiens corrompus se servent aussi au passage, siphonnant une grande partie de l’argent.
D’autres emprunts calamiteux suivent. Officiellement ils sont sans rapport avec la double dette. Mais le pays est alors si exsangue que le gouvernement n’a que peu de ressources pour administrer voire même bâtir le pays.
En 1910, de nouveaux propriétaires s’emparent de la Banque Nationale d’Haïti. Une banque parisienne détient encore la majorité des parts, tandis que des banques américaines et allemandes se partagent le reste.
C’est peut-être la banque nationale du pays, mais elle n’appartient pas à Haïti.
La banque nationale accorde rapidement un nouveau prêt à Haïti à des conditions draconiennes. Le gouvernement se voit souvent refuser l’accès aux fonds, contribuant ainsi à l’aggravation de l’instabilité politique.
En 1911, sur 3 dollars perçus via l’impôt sur le café, la principale source de revenus d’Haïti, 2,53 servent à rembourser des emprunts contractés auprès d’investisseurs français.
Pendant ce temps-là, la France prospère. À Paris, les terrasses bondées servent souvent un café cultivé à l’autre bout du monde par des Haïtiens endettés.
/Getty Images Décembre 1914 : une canonnière américaine surgit à Port-au-Prince. À bord, des Marines américains chargés d’une mission très précise.
Depuis des années, les milieux d’affaires américains menés par la National Bank de New York, ancêtre de Citigroup, pressent les États-Unis de prendre le contrôle d’Haïti.
Ils ont convaincu le secrétariat d'État américain de saisir l’or entreposé dans les coffres de la Banque Nationale d’Haïti.
Les Marines s’introduisent dans la Banque Nationale et y saisissent 500 000 dollars en or.
Quelques jours plus tard, leur butin est à New York.
L’opération des Marines préfigure une invasion à grande échelle d’Haïti l’été suivant. Les Américains prennent le contrôle du gouvernement et rédigent une nouvelle constitution pour le pays.
L’occupation militaire durera 19 ans : c’est l’une des plus longues de l’histoire des États-Unis.
Les Marines américains usent du travail forcé pour la construction des routes, n’hésitant pas à tirer sur les fuyards. Pour beaucoup de Haïtiens, c’est un retour à l’esclavage.
Les finances d’Haïti sont désormais aux mains des États-Unis
En 1922, Haïti est contraint d’emprunter auprès de Wall Street, en dépit d’une opposition féroce du pays qui craint de sombrer encore davantage dans l’endettement.
Le contrôle financier américain perdure jusqu’en 1947. Le régime alimentaire des paysans haïtiens est alors “souvent proche du seuil de famine”, selon un rapport des Nations Unies. À peine un enfant sur six est scolarisé.
Federico Rios pour The New York Times On pourrait facilement réduire l’histoire d’Haïti à une simple affaire de corruption.
Les Duvaliers, dictateurs de père en fils pendant plus de 30 ans, se sont enrichis sur le dos du pays et ont accentué plus encore sa misère.
On pourrait aussi ne retenir de son histoire qu’une succession de cataclysmes: ouragans, épidémies, et catastrophes naturelles telles que le tremblement de terre de 2010 qui a dévasté le pays.
Un désastre. Un État en faillite. Un piège à aide humanitaire. Autant de qualificatifs qui collent à la peau d’Haïti.
Mais au cours des décennies suivant son indépendance, le pays a dû expédier une partie importante de ses richesses outre-mer.
À Haïti, la statue du “Nèg Mawon” figure un esclave fugitif soufflant dans une conque — cri de ralliement de la révolution — en commémoration de la lutte pour la liberté des Haïtiens.
Le prix de cette liberté a été long à payer, et il a privé le pays des richesses dont il avait besoin pour bâtir une nation.
Le système éducatif d’Haïti souffre encore du legs de la dette et de son extraction: aujourd’hui, seul un enfant sur quatre parvient au lycée.
Ce legs affecte aussi les hôpitaux publics d’Haïti, qui manquent cruellement de matériel et de fournitures les plus élémentaires.
Autre effet de la dette, le manque flagrant de canalisations pour la distribution et l’assainissement de l’eau.
En 2011, une épidémie de choléra transmise par des soldats des Nations Unies s’est propagée à une vitesse fulgurante et a fait des milliers de victimes.
Les dettes sont réglées, mais Haïti n’a pas fini d’en payer le prix.
Sources : Les Milliards Envolés - The New York Times (nytimes.com)

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