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samedi 6 mars 2010

La petite fille qui ne pleurait pas


Publié le 05 mars 2010 à 15h00 | Mis à jour le 05 mars 2010 à 13h28
Katia Gagnon
La Presse
Chaque jour, pendant des mois, Jayne, Jim et leur petit Maxime ont allumé une bougie avant de souper. Tous les trois, ils disaient à Esther, la petite soeur haïtienne, qu'ils pensaient à elle, ici, à Montréal. Qu'ils avaient hâte qu'elle soit parmi eux. C'est Maxime qui soufflait la bougie. Il avait 2 ans quand le rituel a commencé. Esther est arrivée le mois dernier. Maxime a maintenant 5 ans.
Pendant deux ans et demi, cette famille d'origine américaine qui vit sur le Plateau-Mont-Royal a attendu la petite Esther. «Dans la plupart des pays, on est jumelé avec l'enfant à la fin des formalités. En Haïti, c'est l'inverse. On est jumelés, et après les formalités commencent. Psychologiquement, c'est très différent», raconte Jayne Engle Warnick, 43 ans.
Jayne et Jim, 45 ans, enseignant à l'université McGill, ont toujours voulu adopter. Ils ont conçu leur premier enfant et, ensuite, ils ont décidé de lancer leur projet. Tout de suite, ils se sont tournés vers Haïti. «Nous avons beaucoup de liens avec ce pays. Mon frère travaille là-bas depuis 25 ans. Il a une conjointe haïtienne, des enfants.»
Il y a 30 mois, on leur a présenté la photo de la petite Esther, 10 mois, abandonnée par sa mère à l'orphelinat Foyer de Sion. Ils ont accepté. Et l'atroce attente a commencé. «Savoir que mon enfant était là-bas sans pouvoir m'assurer qu'elle allait bien, qu'on s'occupait bien d'elle, qu'elle recevait de l'amour, ç'a été épouvantable, raconte Jayne. L'attente nous a semblé éternelle.»
En août dernier, Jayne s'est rendue à Port-au-Prince pour passer une semaine avec la petite. On lui a emmené l'enfant à l'hôtel, où elle a dû demeurer toute la semaine avec Esther. Elle n'était pas autorisée à aller ailleurs avec l'enfant. Quand on lui a mis Esther dans les bras, la petite n'a eu aucune réaction. «Elle était complètement inerte», se rappelle Jayne. Dans la chambre, elle s'est assise et est demeurée totalement immobile.
«Elle regardait partout mais ne bougeait pas. Elle ne demandait rien.» Pourtant, quand Jayne lui a offert un verre d'eau, elle a bu. Avidement. Un, deux, trois verres. Quand Jayne lui a offert à manger, elle a tout engouffré. Goulûment.
En une semaine, Esther n'a pas versé une larme. Elle ne pleurait jamais, a noté sa mère adoptive.
«Dès la deuxième journée, j'ai vu un changement. Elle a ri quand je lui ai chatouillé les pieds.» Puis, la mère et la petite ont joué. Surtout dans la chambre. Esther était terrorisée par l'extérieur. Il faut dire qu'elle ne quittait jamais les murs du Foyer de Sion. Dans ce bunker de béton, des dizaines d'enfants vivaient entassés les uns sur les autres. Trois enfants couchaient dans chaque lit. Il n'y avait pas un jouet. Et les enfants ne sortaient pratiquement jamais.
Jayne a pleuré quand elle a dû replacer sa fille au Foyer de Sion après une semaine. Elle lui avait donné une grenouille verte. Une semaine plus tard, un bénévole est passé à l'orphelinat. Il a raconté à Jayne que la petite avait toujours la grenouille. Elle était affreusement sale, mais Esther ne voulait rien savoir de la laisser.
N'eût été le 12 janvier, Jayne, Jim et Maxime attendraient probablement encore Esther. Mais il y a eu le tremblement de terre. Jayne a mis sur pied un «centre de commandement?» dans le salon du petit appartement du Plateau. Télé, internet, Skype, Twitter, tous les moyens ont été bons pour entrer en communication avec Haïti. «Je ne pouvais pas me sortir de la tête l'image de cette petite fille qui ne pleure pas. Est-elle morte? Blessée? En choc? Et quoi qu'elle endure, elle ne pleure pas.»
Deux jours plus tard, elle a eu des nouvelles. Les enfants allaient bien. Quand la responsable de l'agence d'adoption l'a jointe quelques jours plus tard pour lui demander de venir avec elle à Port-au-Prince récupérer les enfants, elle a tout de suite accepté. Au terme d'un épuisant voyage de deux jours, les deux femmes sont arrivées sur place.
Il y avait une montagne de travail à faire. Remplir les visas pour 30 enfants, organiser le départ... La veille du grand voyage, les 30 enfants passent la nuit à l'ambassade après avoir engouffré un énorme chaudron de spaghettis préparés par le personnel. «Certains enfants étaient surexcités, d'autres, terrorisés. Ils n'avaient aucune idée de ce qui leur arrivait», raconte Jayne.
Dans l'avion, Esther a pleuré pour la première fois.
Le lendemain, la mère et la fille sont enfin arrivées à la maison. La fillette, qui a la taille d'un enfant de 18 mois, s'adapte très bien, raconte sa maman. «Elle parle constamment, se déplace, joue avec ses jouets», explique Jayne, qui essaie, ce matin, de faire des tresses à sa fille. Pas facile. «Je vais apprendre!» dit-elle en riant.
Esther s'échappe des mains de sa maman. Elle fait des cabrioles sur un petit matelas, joue avec les perles de bois qui iront dans ses cheveux. Elle monte sur un tabouret. «Ready?» dit Jayne. «Weady!» dit la petite en riant. Et elle se laisse tomber dans ses bras.
Un autre grand saut dans la courte vie d'Esther.

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